Dans un contexte de prix tendus, les entreprises font de la gestion de leurs réclamations financières un enjeu stratégique pour gonfler leurs marges. Deux situations se présentent : la réclamation « préméditée » et la réclamation « opportuniste ».
La première est un mode de gestion : l’entreprise utilise la réclamation comme variable d’ajustement de la rentabilité. Les signes annonciateurs sont la fréquence des courriers recommandés, la remise en cause continue de la conception, le refus d’exécuter, les retards dans les études. « Dès l’étude de prix, les entreprises examinent les possibilités de faire des réclamations financières ultérieures », indique Ludovic Patouret, gérant du Groupe études conseil assistance maîtrise d’oeuvre et d’expertise (Gecamex).
À partir des éventuelles imprécisions des documents de consultation, certaines entreprises s’ingénient à identifier les failles des dossiers de consultation et à parsemer leurs offres de chausse-trapes qui leur permettront d’élaborer leurs futurs mémoires en réclamation.
La seconde, « opportuniste », est initiée par l’entreprise à partir d’un événement imprévu : présence d’amiante, difficulté géotechnique, découverte de vestiges, défaillance d’entreprise…Dans cette configuration, l’entreprise va utiliser tout aléa en cours de chantier pour établir son préjudice.
Un préjudice construit de toutes pièces
« Une fois le marché attribué, ces réclamations débutent insidieusement par des observations sur les comptes rendus de chantier », explique Ludovic Patouret. Les entreprises « posent des petits cailloux » et jalonnent le parcours contractuel de multiples observations, de lettres recommandées qui, au fur et à mesure de l’avancement du chantier, constituent un véritable dossier de réclamations. C’est une activité en soi, traitée par un collaborateur de l’entreprise, à côté de l’opérationnel du chantier. « Cet acteur écrit une autre histoire que celle qui est réellement vécue sur le chantier », prévient le spécialiste, qui poursuit : « Cette histoire servira plus tard à argumenter et à réclamer une indemnisation pour un préjudice, parfois construit de toutes pièces, auquel l’entreprise donnera le plus d’ampleur possible. »
Refuser un plan qui n’est pas abouti
Quelques cas de figure piègent facilement une maîtrise d’oeuvre peu avertie. Par exeemple les courriers faisant état de perturbations de chantier ; l’architecte doit toujours y répondre en argumentant solidement son avis. C’est le cas également des plans d’exécution de l’entreprise volontairement mal renseignés, sur lesquels l’architecte doit se garder d’apporter de trop nombreuses observations qui serviraient à l’entreprise pour le chiffrage de travaux supplémentaires… « Un plan qui n’est pas abouti doit être refusé », recommande Ludovic Patouret.
Les architectes doivent sensibiliser leurs propres collaborateurs à ce genre de situation, ainsi que leurs cotraitants, pour anticiper au mieux les réclamations indues de l’entreprise. Le dénouement de l’histoire construite par l’entreprise reste celui des réclamations, en bonne et due forme, en fin de chantier : le contentieux avec l’entreprise naît généralement à ce moment précis des échanges avec le maître d’oeuvre et le maître d’ouvrage. Une fois que celui-ci a notifié son refus des réclamations, le jeu de l’entreprise est toujours de réinventer l’histoire en utilisant les observations faites dans ce but pendant le chantier. Mais cette fois-ci, devant une juridiction.
Comment instruire une réclamation
Lorsque l’entreprise présente des réclamations financières, elle fait valoir des perturbations survenues dans le déroulement du marché qui l’ont fait sortir de son forfait, en coût et en délai. Elle estime qu’elle a subi ces perturbations qui ont généré pour elle un préjudice. Rappelons que le lien de causalité entre les perturbations et le préjudice est fondamental : c’est la première chose que regarde le juge civil ou administratif. Les sommes réclamées doivent impérativement être liées au préjudice subi. L’insuffisance ou l’absence de liens entre les perturbations invoquées et les coûts est le principal défaut des mémoires en réclamation des entreprises. C’est là que la maîtrise d’oeuvre doit rechercher les failles dans la demande de l’entreprise : le préjudice doit être justifié, facture(s) à l’appui. Un catalogue de devis ne constitue pas une réclamation, par exemple. Les mémoires comportent généralement des travaux supplémentaires (TS) avec ordre de service (dont le montant était provisoire), et/ou sans ordre de service (des devis refusés par l’architecte notamment), ainsi que des allongements de délai liés à une pseudo-désorganisation subie par l’entreprise.
« Nous avons vu une entreprise réclamer des travaux supplémentaires à partir des annotations de l’architecte sur les plans d’exécution qu’elle était incapable d’établir correctement. En annotant généreusement les plans d’exécution, l’architecte faisait le travail d’études de l’entreprise, sans en avoir conscience. En fin d’opération, l’entreprise a présenté en réclamation les travaux qu’elle estimait comme supplémentaires correspondant à 101 plans annotés par l’architecte », raconte Ludovic Patouret. L’expert de justice désigné pour cette affaire devait dire si le différend résultait d’une défaillance de l’entreprise ou d’une insuffisance dans le projet de l’architecte.
Reconstruire la chronologie du chantier
La bonne connaissance des pièces du marché permet généralement de contrer efficacement de nombreuses réclamations. Les plus compliquées à déjouer sont celles qui sont motivées par un allongement du délai. L’architecte doit alors s’appuyer sur les comptes rendus de chantier et sur les relevés faits par le coordinateur OPC. Frais de chantier (encadrement, immobilisation de matériel), pertes d’exploitation et/ou pertes d’industrie (le raisonnement consiste à dire qu’un chargé d’affaires représente un chiffre d’affaires mensuel et que le retard du chantier en a privé l’entreprise), et pertes de frais généraux (électricité, de logement, d'entretien, de chauffage, de communication...) gonflent artificiellement la note des réclamations. Face aux demandes excessives de l’entreprise, la maîtrise d’oeuvre doit travailler à partir de l’historique du chantier pour contrer les réclamations sur l’allongement des délais :
- L’entreprise a-t-elle émis des réserves sur les ordres de service de prolongation de délai (en l’absence de réserves, cela signifie qu’elle a accepté le délai) ?
- L’entreprise a-t-elle émis des réserves sur les avenants dans lesquels figure éventuellement une clause de renonciation de réclamation ?
La reconstitution d’une chronologie des événements du chantier pour montrer que l’entreprise cherche à masquer ses propres retards (ou le retard d’un de ses sous-traitants) est indispensable. Ce travail, dans lequel le concours de l’adhérent MAF est indispensable, est fastidieux.
Réclamations contre la maîtrise d’oeuvre
Dans les réclamations des entreprises, la mise en cause du groupement de maîtrise d’oeuvre est généralement globale. Statistiquement, la responsabilité des bureaux d’études de maîtrise d’oeuvre est le plus souvent à l’origine des retards préjudiciables à l’entreprise. L’architecte doit pouvoir s’appuyer sur une convention de groupement qui va répartir les tâches pour assurer sa défense et faire les appels en garantie… « La convention de groupement de maîtrise d’oeuvre doit préciser notamment la répartition des tâches et indiquer quel lot est sous la responsabilité de quel maître d’oeuvre », recommande Ludovic Patouret.
À noter : les architectes sont aussi victimes de l’allongement de la durée du chantier. En revanche, ils pensent trop rarement à en faire la remarque à leurs maîtres d’ouvrage, et lorsqu’ils le font, ils élaborent avec difficulté leurs réclamations. Pourtant, cette réclamation peut également devenir un élément de négociation ultérieure. Par exemple : l’architecte peut renoncer à sa réclamation si les entreprises font de même dans les mêmes proportions. Là aussi, la MAF peut les conseiller.
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20 décembre 2024