Thomas Mouillon et Adrien Cuny ont décidé de se lancer dans le grand bain de l’entreprenariat en 2016, après être passés par les agences de François Leclercq, Bruno Rollet, Philippe Guyard et Boris Bregman, Michel Chevalier et enfin Corinne Vezzoni.
Un pari gagnant qui leur a valu d’être lauréats du Prix de la Première Œuvre à l’occasion de la dernière édition de l’Équerre d’argent, remise en novembre dernier.
Bonjour Thomas, et félicitations !
Merci beaucoup ! C’est une immense fierté de voir ce projet, si particulier être récompensé.
Justement, racontez-le-nous.
C’est une histoire de rencontres. Il y a d’abord celle avec Adrien, avec qui je suis associé, en 2014. Nous travaillons alors chez Philippe Guyard et Boris Bregman où nous avons appris à nous connaître. Notre envie d’indépendance nous a ensuite poussé à monter notre propre atelier en 2016.
Le projet Bermuda est arrivé à cette même époque. J’ai rencontré Max, un des membres du collectif, par hasard. Je suis passé devant son atelier en rentrant chez moi un soir de printemps. Il faisait beau. J’ai poussé la porte et tout de suite, le feeling est passé. Il m’a parlé de son travail et de son rêve : construire une résidence d’artistes, où chacun pourrait bénéficier d’un espace de travail et d’outils partagés.
A ce stade, il s’agit d’un rêve un peu fou n’est-ce pas ?
Il n’y avait ni budget, ni terrain, seulement le désir de se regrouper, de créer un lieu agréable ouvert à tout le monde.
Avec Adrien, nous avons été emballés et nous nous sommes plongés dans le projet. Nous avons d’abord avancé en tâtonnant, ne sachant pas comment faire, puis nous avons accompagné le collectif pour définir des besoins, écrire un programme, chercher un terrain, trouver des financements… Au début nous étions membres de l’association, et puis nous avons pris des distances pour garder notre indépendance et ne pas éviter d’être juge et partie.
Et conçu le bâtiment !
Oui. Les premières intuitions étaient là dès les premiers échanges. Le projet s’est ensuite affiné au fil des discussions. Il s’est réellement nourrit de toutes les rencontres et je pense qu’il est le fruit d’un long parcours où chacune et chacun a eu sa place. Lorsque l’on voit le chemin parcouru en 7 ans, nous sommes très émus. Nous nous sommes demandés de nombreuses fois s’il aboutirait.
Une histoire qui tient finalement à une rencontre par hasard, un soir …
C’est ça !
Ce prix de la Première Œuvre, vous y attendiez-vous ?
Non, absolument pas. En même temps, nous connaissions le pouvoir d’attraction de ce lieu. Nous l’observons quotidiennement : il dégage une énergie que l’on ressent et qui intrigue. Nous l’avons ressenti dans les questions du jury : pertinentes et très bienveillantes.
Qui a utilisé le mot d’ovni …
Oui, et je ne peux pas le leur reprocher. Le lieu a une dimension inhabituelle, voire irrationnelle, qui fait sa qualité. On n’est pas ici ailleurs.
Qu’est-ce que ça change d’avoir un prix ?
Je crois qu’il est un peu tôt pour le dire ! Toutefois, j’y vois la validation d’une démarche et une invitation à poursuivre. Ce n’est pas un métier facile, je ne pense pas être contredit par mes confrères en disant cela.
La remise d’un prix à ceci d’agréable qu’elle matérialise un soutien.
Quelle est la typologie de commande sur laquelle vous avez l’habitude de travailler ?
Nous travaillons principalement en marchés publics et pour des projets associatifs assimilés à du public.
Ce fut le cas avec Bermuda, comme avec l’association le « Sou des écoles » pour laquelle nous rénovons un centre de loisir au-dessus d’Annecy pour un montant de près de 2 millions d’euros.
Nous accompagnons également une association pour laquelle nous transformons une maison de village en cantine collective à proximité de Grenoble. A chaque fois ce sont de belles histoires et celle-ci l’est particulièrement : à l’origine, l’association tenait le bistro du village. Petit à petit, elle a étendu son activité au maraîchage bio, avant de se lancer dans la livraison de repas pour les personnes âgées dépendantes, pour les écoles du plateau et l’ehpad qui est à côté.
Cette forme de commande répond à un besoin local.
Plus largement, nous travaillons surtout sur des lieux de travail. La majeure partie de notre activité touche à la réhabilitation et la transformation de bâtiments des années 60 et 70, arrivés en fin de cycle de vie.
Avec un enjeu d’adaptation aux nouveaux usages ?
Tout à fait, nos exigences de confort et le cadre réglementaire ont évoluées. Les questions de société aussi. Par ailleurs, la transformation des bâtiments d’hier préfigure aussi, les problématiques qu’auront à résoudre les générations à venir, lorsqu’elles rénoveront les bâtiments que nous produisons aujourd’hui.
Car des similarités existent entre les bâtiments livrés entre ces deux époques ?
Essayez de valoriser un bâtiment des années 70, avec des charpentes dimensionnées au minimum, des hauteurs sous plafond très faibles, des façades préfabriquées, de l’amiante dans les sols, les fenêtres, les coffrages, les réseaux, et vous vous rendez compte que très peu d’éléments peuvent être conservés.
Depuis, les bâtiments se sont complexifiés. Les exigences thermiques, l’isolation par l’extérieure, l’étanchéité à l’air, les dispositifs techniques, ont généré des bâtiments contre-intuitifs faits de multiples couches et de membranes qui n’ont aucune pérennité. Un mille feuilles dans lequel il est difficile de savoir quoi garder. Tout est imbriqué. Les matériaux sont très optimisés.
Par ailleurs, pour des raisons acoustiques et de stabilité au feu, on voit beaucoup d’immeuble se construire en voiles béton, ce qui augure des bâtiments qui seront très peu évolutifs.
Les architectes de 2070 auront du fil à retordre ?
Je pense, mais je peux me tromper
Retour sur les 18 derniers mois entre COVID et élections municipales. Comment se porte l’activité ?
L’activité s’est contractée. Cela nous a permis de faire d’autres choses, de prendre plus de temps sur les projets et plus de temps pour nous.
Si peu de chantiers ont démarré dans la période, nous avons accumulé des études. Nous lançons plusieurs projets en consultation aujourd’hui.
Tout cela se télescope désormais avec la reprise et nous devons faire face à une importante charge de travail sans pouvoir recruter. Notre trésorerie a souffert de la crise.
Nous sommes tout de même optimistes.
A côté de cela, nous venons de livrer nos premiers bâtiments. C’est très agréable de voir tant de travail devenir réel et être habité. Cela valide des hypothèses, des postulats et nous interroge sur comment faire mieux.
Qu'est ce qui occupe l'esprit lorsque l'on se retrouve à la tête d'une agence d'architecture ?
Comment faire de l’architecture ! La grande complémentarité qui nous lie avec Adrien nous permet de répartir la charge de travail avec intelligence. En ce qui me concerne, les turpitudes administratives, de plus en plus nombreuses, ont tendance à m’empêcher de réfléchir. J’aime me concentrer sur la spatialité, les méthodes constructives, le sens d’un lieu en ayant la possibilité de travailler très longtemps sur un sujet sans être dérangé.
Adrien accepte davantage de prendre les questions quotidiennes à bras le corps. Il a une très bonne capacité de projection dans le futur. Il anticipe toujours demain. Je l’en remercie.
Par hasard, depuis quelques temps nous avons un peu changé d’organisation. Les projets passent plus de l’un à l’autre en fonction des phases et de notre charge de travail. C’est intéressant, ça nous permet de plus échanger sur chaque sujet.
Avez-vous beaucoup de missions de suivi de chantier ?
Oui, ça nous parait essentiel et même indispensable de suivre un projet de sa conception à sa réalisation. Ne pas faire l’une ou l’autre c’est se couper de ce qu’est l’architecture. Suivre le chantier d’un projet que l’on a conçu permet d’en connaître tous les détails. A l’inverse, le chantier permet d’améliorer la conception, en s’inspirant de ce qui fonctionne bien et de ce qui est plus complexe.
On entend aussi dire que c’est parfois le lieu de tous les dangers pour l’architecte …
Je ne trouve pas. C’est un temps où il y a beaucoup d’échange et où les relations humaines sont primordiales. C’est un moment très important pour nous, et les projets sont vraiment conçus comme une succession d’ouvrages qui seront mis en œuvre.
Quel est votre premier souvenir d'architecture ?
Le Musée des Beaux-Arts de Grenoble, conçu par les architectes Antoine et Olivier Félix-Faure, avec Philippe Macary et l’agence grenobloise Groupe 6. C’est un bijou du milieu des années 90. Quand j’étais enfant, la complexité de l’espace et le travail de la lumière m’ont subjugué ! Les fenêtres en creux sur l’Isère aussi.
L’inauguration était un samedi matin. Nous sommes allés visiter le nouveau musée après l’école. C’est à ce moment j’ai voulu devenir architecte.
La plus belle réalisation architecturale selon vous ?
Je crois que le bâtiment qui m’a le plus ému est la Basilique Sainte-Sophie à Istanbul. C’était en hiver. Il faisait un froid poignant. L’espace avait une profondeur infinie. La lumière semblait arrivée de très loin. Pincée. Presque irréelle. Le sol et les murs étaient lustrés de tous les pas et de toutes les mains qui étaient passés par là et qui les avaient caressés.
Qu'est-ce qui fait un bon architecte selon vous ?
Il y a beaucoup de façon d’être un bon architecte ! J’ai travaillé avec Philippe Guyard, Corinne Vezzoni ou encore Michel Chevalier, qui sont d’excellents architectes tout en étant des personnes très différentes !
Votre plus grande fierté dans le métier ?
J’aime ce métier, sa manière de nous aspirer tout entier dans un projet. J’aime sentir qu’une idée vague, lointaine, autour de laquelle on tourne longuement, d’un coup se révèle sans l’avoir vu venir. Sentir les choses et les aider à se développer.
Ce sont des moments rares, mais qui nous transportent toujours vers des endroits insoupçonnés.